Une des plus grandes révolutions esthétiques amorcées dans la seconde partie du XIXe siècle et développée tout au long du XXe siècle a consisté, pour certains artistes, à remplacer l’ambition d’une représentation fidèle de la nature, ou d’une représentation idéalisée, par une approche beaucoup plus intuitive, subjective et corporelle : sa sensation, concept qui prolifère à partir du second Empire et qui devient – entre autres – le terme-clef du vocabulaire cézannien.
L’exposition, à travers l’œuvre de différents artistes, montrera la nature par le prisme de la sensation et fera ainsi entrer en résonance figuration et abstraction.
Gustave Courbet : quand la peinture fait sentir la terre
Gustave Courbet, quoiqu’il soit, comme figure de proue du réalisme, précipitamment rattaché à une tradition de mimesis solide et rigoureuse, fut en fait un pionnier de cette démarche extrêmement moderniste. Cela passe chez lui par l’utilisation d’une pâte épaisse, des couleurs terreuses, une rugosité générale tendant à faire sentir la nature par la peinture, et non pas seulement à la faire voir. C’est spécialement valable pour ses paysages francs-comtois.
Camille Pissarro et Paul Cézanne : les mystères de « la sensation »
Entre 1861 et 1885, soit pendant plus de 20 ans, Cézanne et Pissarro travaillent ensemble expérimentent, et s’influencent de manière réciproque. Leur objectif commun est de rendre tangible la force de la sensation dans leur peinture. Au nom de celle-ci, ils vont peu à peu abandonner les règles académiques et ouvrir la voie à la modernité.
Cézanne revient en permanence sur l’expression de « sensation » ou de « petite sensation ». Il est manifeste que, dans un contexte d’éclosion de l’impression et de la suggestion, Cézanne cherche plutôt à retranscrire ce qui échappe à l’activité consciente de la perception (« la sensation est involontaire ») et à réorganiser en peinture ce qui le « traverse » imperceptiblement. D’où, chez lui, une nature à la fois très riche en charge émotive, presque lyrique et parallèlement, extrêmement solide, rigoureuse, presque classique.
Claude Monet : impressions de lumière
Pour les Impressionnistes, la réalité n’a plus d’intérêt en soi ; ils lui préfèrent les sensations qu’elle génère : couleur, perspective, lumière, volume deviennent autonomes.
Pierre Bonnard : une « sensation de globalité »
Il disait vouloir « montrer ce qu’on voit quand on pénètre soudain dans une pièce d’un seul coup », c’est-à-dire, comme l’ajoute Jean Clair, « peindre la sensation de globalité ». Tout en étant très réfléchies, les représentations de nature de Bonnard sont ainsi des surgissements presque sauvages, agressifs, insolubles. Bonnard définit le dessin comme « sensation » et la couleur comme « rayonnement ». Occasion de se pencher particulièrement sur son œuvre graphique.
Nicolas de Staël : le retour à la sensation
Artiste profondément nourri de cézannisme, Nicolas de Staël a eu un parcours particulièrement tourmenté : il est notamment marqué par un retour à la figuration (le revirement de 1952 perçu par certains comme une trahison) qui procède précisément de son souci des « sources concrètes de ses sensations » (Herta Wescher). Souci qui n’est pas seulement pictural, mais aussi philosophique et imprégné de phénoménologie et d’existentialisme et qui le conduit à des tableaux animés par un extraordinaire pouvoir de génération lumineuse.
Hans Hartung : la sensation entre matière et abstraction
Hartung a choisi l’abstraction comme expression des forces cosmiques de l’univers. Dans les années 1970, parmi ses innombrables expérimentations plastiques, il choisit d’utiliser la nature elle-même (d’immenses balais de genêts qui poussent auprès de son atelier) pour produire des œuvres où la sensation physique guide sa démarche afin de véhiculer une sensation proche du « sublime » romantique.
Anna-Eva Bergman : une sensation d’infini
Anna-Eva Bergman confiait vouloir faire ressentir « derrière la frontière horizontale », « une expérience pure de la nature ». Très marquée par un voyage dans le nord de la Norvège en 1950, elle élabora une œuvre utilisant notamment la feuille de métal, figurant des paysages ou des éléments dans un vocabulaire plastique très purifié, permettant de donner des sensations de transparence et d’infini.
Giuseppe Penone : « Le langage de l’art est encore et sera toujours fondé sur les sens. »
Acteur éminent de l’arte povera, Giuseppe Penone développe une œuvre qui se veut en dialogue avec la nature et, surtout, qui soit un appel à l’ensemble des sensations humaines. Un appel qui ne relève pas seulement d’une distraction, d’un ravissement, mais qui se veut la reconstruction d’un ordre social fondé sur les éléments simples du vivant (l’arbre notamment) face aux désastres de la civilisation moderne.